Les silences embarrassés du chef de l’Eglise belge

Mis en ligne le 1/03/2019 sur lesoir.be

Par Elodie Blogie

De retour de Rome, l’archevêque de Malines-Bruxelles, a répondu longuement à nos questions. Pour lui, le sommet sur la protection des mineurs a envoyé « un signal fort ». Quant aux critiques de victimes, l’archevêque « doit les accepter », dit-il.

Dans cet article

Pour le cardinal De Kesel, c’est à Rome de décider s’il faut des sanctions supplémentaires contre les prêtres ou évêques pédophiles. Au cas par cas. © Pierre-Yves Thienpont.

Jozef De Kesel, cardinal et archevêque de Malines-Bruxelles, représentait la Belgique à Rome la semaine dernière pour le sommet sur la protection des mineurs. Pour lui, l’Eglise a donné un « signal fort » sur la question de la gestion de la pédophilie au sein de l’institution catholique. Les mesures « concrètes » seront dans le vade-mecum qui devrait sortir dans deux mois…

Pas un jour ne passe sans une actualité sur cette question. Le Cardinal Pell, numéro 3 du Vatican, vient d’être condamné par la justice australienne. Il est reconnu coupable d’un viol et de quatre chefs d’attentat à la pudeur contre deux enfants de chœur âgés à l’époque de 12 et 13 ans. Il a été placé en détention. Parallèlement, le Vatican entame un procès canonique. Pour qu’il soit réduit à l’état laïc ?

C’est dans les mains de la justice. Le Vatican a déjà pris ses mesures conservatoires en attendant le jugement final. Comme nous le faisons maintenant en Belgique, dès qu’il y a une plainte, pendant que la justice s’en occupe, la personne doit se retirer de toutes ses fonctions. Le Cardinal Pell a donc été démis de ses fonctions (il avait démissionné de ses fonctions à la tête du secrétariat pour l’économie du Saint-Siège pour s’occuper de sa défense, NDLR) et va en appel. Le procès canonique se basera sur le jugement civil.

Il s’agit du numéro 3 du Vatican. Cette condamnation vient presque éclipser le sommet qui s’est terminé dimanche…

J’étais à Rome et mon impression est que la mentalité a changé. J’ai beaucoup apprécié le ton avec lequel on a parlé. Ici, en Occident, en Belgique, nous sommes confrontés à cette question depuis les années 90. A partir de 2010, nous avons eu une gestion cohérente et transparente de cette problématique. Et en Belgique, c’est grâce à la commission parlementaire qu’on y est arrivé, je n’ai jamais cessé de le rappeler. Mais le monde est vaste et il y a d’autres continents : l’Afrique, l’Asie. Au début, certains évêques avaient tendance à dire « Chez nous, on ne parle pas de la sexualité en public », ou « Les gens préfèrent régler leurs problèmes en famille ». J’ai répondu à un évêque africain devant l’assemblée générale : « Oui, nous aussi, nous avons fait la même chose ! Vous pouvez avoir l’impression que c’est la meilleure solution maintenant, mais je vous garantis que dans 40 ans, vous le payerez très cher ». Dans les groupes de travail, j’ai senti petit à petit une ouverture de la part des évêques africains et asiatiques.

Quatre jours, c’est suffisant pour changer d’avis ?

Pour certains, oui. Je l’ai senti. Pour d’autres, peut-être pas. En tout cas, le signal que Rome a donné était clair, très clair. Il y a eu des interventions très fortes, comme celle d’une sœur nigériane (Sœur Veronica Openibo, qui n’a pas épargné les évêques africains et asiatiques, NDLR) et d’une journaliste mexicaine, correspondante au Vatican (Valentina Alazraki, NDLR). Mais vous avez raison : je n’ose pas dire que tout le monde est convaincu. Il y a des réticences, comme nous en avons eu chez nous. L’intention primordiale du pape était de convoquer tout le monde pour dire clairement qu’aucun évêque ne peut plus dire « ça ne me regarde pas ». Car cela nous regarde tous.

Dans votre interview à « La Libre », vous dites que vous ne vous attendiez pas à des mesures concrètes, et que vous n’êtes donc pas déçu…

En ce qui concerne les décisions concrètes, je ne dis pas que nous n’en avons pas besoin en Belgique mais nous appliquons déjà les règles. Dans deux mois, le Vatican va publier un vade-mecum reprenant ces règles pour tous les évêques.

Certains disent que ce vade-mecum est déjà écrit.

Oui, c’est clair. Nous n’avons pas attendu ce moment pour traiter le problème ! Les grandes lignes existent déjà mais, j’imagine, pas la version finale. Il faut quand même un peu tenir compte de ce qui s’est dit avant de promulguer le vade-mecum.

Donc, il n’y aura rien de neuf dans ce vade-mecum…

Non. Le vade-mecum, ça sera intéressant pour ceux qui, jusqu’ici, n’appliquaient pas les règles. Je ne veux pas me désolidariser, mais en Belgique, nous appliquons déjà les directives. Nous avons publié deux brochures – « Souffrance cachée » et « Du tabou à la prévention ».

Pour vous, c’est suffisant que toute l’Eglise applique les règles existantes : il ne faut pas de mesures supplémentaires ?

Ça dépend. Peut être qu’il faut d’autres mesures sur des cas concrets. Peut-être qu’il y a des choses à faire au niveau des procès canoniques. Je ne sais pas. Il fallait un signal clair de l’instance la plus haute de l’Eglise pour dire : « C’est fini ». Le fait même de réunir tous les évêques a été plus important encore que les décisions.

 

Toutes les associations de victimes sont unanimement critiques sur les résultats de ce sommet. Phil Saviano, à l’origine des révélations sur l’évêché de Boston (racontées dans le film « Spotlight ») dit qu’il a « l’impression d’avoir été pris pour un idiot » et que cette intervention du Pape « marque la fin de son espoir ». François Devaux, de l’association française « La parole libérée » fustige : « L’Eglise avait rendez-vous avec sa conscience, elle a raté cette opportunité ». Pour Francesco Zanardi, d’une association de victimes italiennes, « le discours du pape est honteux », « on passe de la tolérance zéro à la crédibilité zéro ». Que leur répondez-vous ?

 

(Silence) Il y en a qui disent que pour les victimes, ce n’est jamais assez. Ça, je ne veux pas le dire. Pourquoi ? Parce que quand j’étais à Bruges, j’ai rencontré pas mal de victimes, j’ai entendu beaucoup de choses que je n’avais jamais entendues. Je sais maintenant que si un enfant de 9, 10, 11 ans a été abusé, ce qu’il demande c’est d’être cru, que sa souffrance soit prise au sérieux. Mais la victime demande aussi justice. Parce que la pédophilie, ce n’est pas simplement un péché, c’est aussi un crime. C’est comme un meurtre.

 

Vous pouvez dire à ces victimes que le sommet est un signal fort ?

Oui. Mais je comprends leur réaction. C’est à cause de leur expérience. Je pense que le Pape est honnête et qu’il veut mettre fin à tout cela. Mais après tout ce qu’elles ont vécu, je comprends qu’elles disent que ce n’est pas assez.

Donc si ces victimes disent que ce sommet est une « honte », c’est à cause de leur expérience, pas parce que l’Eglise n’est pas allée assez loin.

 

(Silence) Une attitude d’autodéfense de ma part ne sert à rien. Je dois accepter ces critiques. J’ai entendu de nombreuses victimes. Après ça, que peut-on dire ? Ce sont des vies brisées. Mais je veux tout de même témoigner de ce que j’ai entendu à Rome : il y a une volonté sincère d’agir.

 

Les victimes attendaient notamment des sanctions plus strictes à l’égard des prêtres reconnus coupables de pédophilie. Il y a quelques semaines, le cardinal Mc Carrick a été réduit à l’état laïc. Peut-être le cardinal Pell suivra-t-il le même chemin, au terme de son procès canonique. Mais ce sont pour le moment des exceptions. Roger Vangheluwe, par exemple, n’a pas été réduit à l’état laïc.

Chacun sa compétence. C’est à Rome que se trouve le dossier. Je me rappelle encore : le jour même, il a dû arrêter immédiatement, quitter ses fonctions. On ne peut pas dire que Rome n’a pas pris des mesures. Il vit maintenant dans une abbaye.

Le message qui est envoyé est que l’Eglise considère qu’il est encore digne de faire partie de l’Eglise.

Oui. Mais dans tous les cas, même quand ils sont réduits à l’état laïc, ils font encore partie de l’Eglise, comme tous les laïcs. C’est à Rome de décider s’il faut des mesures supplémentaires.

 

 

Ces sanctions ne devraient pas être systématisées ?

Là, j’estime aussi qu’il faut quand même un jugement. Il faut discerner de quoi il s’agit. Il y a la tolérance zéro et je suis tout à fait d’accord : on n’accepte rien. Mais pour juger quelqu’un, il faut d’abord un procès. Il faut attendre la justice, suivre les règles.

Dans une interview au Soir, Christine Pedotti, catholique de gauche, souligne un contraste sidérant : « La seule chose qui peut être reprochée à un prêtre, c’est qu’il affiche une relation publique avec une femme. A ce moment-là, on ne chipote pas : on l’exclut. Alors que le type qui a violé des gosses, on dit “on va réfléchir”… » Comment justifier cette différence de traitement ?

 

(Long silence) Je ne pense pas que l’Eglise fonctionne comme ça. Je pense que ce n’est pas vrai. (Silence)

 

Les victimes attendaient également des décisions concrètes pour les évêques qui ont couvert ces crimes.

Oui, c’est évident. On ne peut pas tolérer ça. Cette question était au centre du sommet : c’est ça qu’il ne faut plus faire ! C’est ça que le pape a voulu dire aux évêques : arrêter de couvrir les faits pour sauver la façade ou la réputation de l’Eglise.

Mais à part dire « il ne faut plus le faire », faut-il des sanctions ? Cela n’a pas été mis sur la table.

Oui, parce que c’est aussi un crime, un abus de pouvoir. Donc cet acte doit être sanctionné. Mais ce n’était pas le rôle de cette assemblée de juger de cas individuels. J’attends des mesures dans le vade-mecum.

Ce qui a aussi beaucoup choqué dans le discours du Pape, c’est qu’il entame son intervention pour un inventaire des autres milieux où des pédophiles sévissent, qu’il parle du Diable…

Il a clairement dit que quand il faisait référence aux abus dans d’autres domaines, il ne le disait pas pour relativiser, ni pour s’excuser. Mais pour situer le problème dans un contexte plus large : dans le monde, l’enfant est en danger. C’est pour cela qu’il a aussi évoqué le tourisme sexuel, par exemple. Vous pensez que cela n’a rien à voir avec les abus d’enfants ? C’est un problème qui se pose partout ! Quant au diable, moi aussi, je me suis posé la question. Hors contexte, on peut penser que c’est facile pour l’Eglise de dire que c’est la faute du diable. Mais il a dit ça à la fin de son discours, après avoir parlé très concrètement des mécanismes de l’abus. Et puis, finalement, après tout cela, il dit qu’on se trouve ici devant le mal. (Silence) Mais je ne veux pas faire son procès. Le mal est un mystère, et on ne peut pas toujours l’expliquer.

 

 

De plus en plus de voix s’élèvent, y compris dans le catholicisme, pour dire que le vrai problème, c’est la façon dont l’Eglise parle de sexualité, c’est-à-dire que tout ou presque y relève du péché…

Je ne sais pas si l’Eglise doit revoir son discours sur la sexualité, mais l’important, c’est d’en parler. C’est quand c’est tabou, que cela devient dangereux. Par exemple, dans la formation des prêtres, il faut en parler. Quand quelqu’un se présente au sacerdoce, il faut qu’il réfléchisse à sa sexualité et notamment à sa capacité à vivre dans le célibat. Même si personnellement, je me suis déjà exprimé en faveur de l’accès à la prêtrise pour des hommes mariés. Par contre, je ne sais pas si l’Eglise est obligée de suivre tout ce que la culture moderne dit sur la sexualité. L’Eglise insiste sur la fidélité, l’amour, etc. Ce sont des valeurs importantes.

L’Eglise traverse une nouvelle crise de confiance. Va-t-elle s’en relever ?

C’est une crise de crédibilité : je l’ai senti lors de l’affaire Vangheluwe. Nous devons tout faire pour qu’on soit un peu plus crédible. Je comprends aussi que l’opinion publique ne suive pas tout de suite. Mais je regrette un peu que peu de journalistes soient au courant du rapport de 300 pages que nous avons sorti la semaine passée sur notre gestion de la pédophilie en Belgique, par exemple.

Aujourd’hui, la crise de confiance est mondiale.

C’est pour ça que le Pape a convoqué cette réunion. Je ne sais pas si cela sera suffisant. Il faudra un suivi. Car évidemment, si les mesures qu’on doit prendre ne sont toujours pas prises, alors c’est fini. Alors l’institution perdra toute sa crédibilité. Et ce sera très grave.

 

Dialogue de sourds

Mis en ligne le 28/02/2019 sur lesoir.be

Par E.Bl.

Il y a une incompréhension fondamentale entre le langage de l’Eglise et celui de nos sociétés. Analyse.

L’interview du cardinal de Kesel a quelque chose d’un dialogue de sourds. D’une profonde incompréhension réciproque. Comme si l’Eglise et la société – occidentale, certainement, sécularisée, sans doute, mais que – ne parlaient pas le même langage, vivaient dans des mondes (des temps ?) différents, avec des systèmes de valeurs et de pensées distincts.

La semaine passée, Jozef De Kesel représentait la Belgique au sommet sur la protection des mineurs au Vatican. Notre pays figurait sans conteste du côté des quelques nations à travers le monde où l’Eglise a eu à assumer ses responsabilités. Le cardinal le répète souvent : ce travail a été possible uniquement grâce au Parlement belge. In fine, le système d’indemnisation des victimes mis en place par l’Eglise belge et l’Etat est certainement l’un des plus aboutis au monde. L’archevêque de Malines-Bruxelles y fait référence, s’opposant de la sorte aux épiscopats africains et asiatiques, plus rétifs à aborder ces questions de front.

Pour Jozef De Kesel, l’enjeu de ce sommet était donc que le reste du monde arrive au « stade » de la Belgique. Pas que l’Eglise avance davantage. Pas qu’elle prenne plus de mesures. Pas qu’elle sanctionne plus durement. Systématiquement, l’homme se retranche derrière la Justice – c’est heureux car elle devance alors la justice divine – et derrière Rome. S’il faut prendre des mesures supplémentaires pour des cas individuels, c’est à Rome de le décider. Pour le reste, on verra dans le fameux vade-mecum, annoncé à la fin du sommet. Impossible de savoir ce que l’archevêque en pense. S’il juge légitime, par exemple, que Roger Vangheluwe n’ait jamais été réduit à l’état laïc. « Chacun sa compétence », évite-t-il.

Contrition et mécompréhension

Face aux critiques des associations de victimes, Mgr De Kesel ne répond que par la contrition : il comprend, il accepte. Parce que l’expérience des victimes est trop douloureuse et qu’on ne peut rien y redire, rien y opposer. Pas parce que ces critiques seraient, d’une façon ou d’une autre, fondées. Du pape, et de son discours qui a duéç en ce compris dans les milieux conservateurs (le quotidien français Le Figaro en a pointé les failles), il ne dira rien non plus. Il exprime bien un certain malaise face à l’étrange référence au diable. Mais il ne fera pas le « procès » du souverain pontife. Le cardinal belge, considéré comme un modéré, compte parmi les alliés de Jorge Bergoglio, qui se heurte déjà à de solides résistances au sein de la Curie.

Célibat des prêtres, homosexualité : Jozef De Kesel est de ceux qui considèrent que l’Eglise doit se moderniser sur ces questions. C’est particulièrement parce qu’il est censé faire partie des « progressistes » – si l’on peut user de ce terme – parmi les hommes d’Eglise que sa complète mécompréhension des attentes de la société et des victimes sidère.

 

De Kesel: "La commission parlementaire sur les abus sexuels commis au sein de l'Eglise était un cadeau de dieu"

Belga Publié le dimanche 17 février 2019 sur Lalibre.be

A posteriori, la commission parlementaire sur les abus sexuels commis au sein de l'église était un cadeau de dieu. Elle nous a aidé à développer une approche plus transparente et plus légale", a affirmé le cardinal Jozef De Kesel qui représentera la Belgique à la conférence épiscopale convoquée par le Pape sur le sujet. Celle-ci se tiendra du 21 au 24 février au Vatican. Le cardinal De Kesel y partagera l'expérience de l'église belge qui a connu son lot de scandales, dont celui de Roger Vangheluwe, l'ancien évêque de Bruges poussé à la démission en 2010 après qu'il eut reconnu avoir abusé sexuellement de son neveu dans les années 80.

Pointée du doigt, l'église crée alors une commission interdiocésaine pour la protection des enfants et des jeunes, permettant aux victimes de témoigner. Un centre d'arbitrage indépendant est également mis en place.

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La semaine passée, une mise à jour du rapport des Évêques et Supérieurs majeurs de Belgique sur le nombre de cas d'abus sexuels dans l'église faisait état de 1.054 victimes qui se sont manifestées depuis 2010. Cette année-là, les évêques du Royaume avaient lancé un appel aux victimes potentielles d'abus sexuels.

Parmi ces dossiers, 628 ont été rapportés au centre d'arbitrage (dont 506 ont donné lieu à une compensation financière), tandis que 426 victimes se sont tournées vers l'un des 10 points de contact que l'église a créés, pour 349 compensations financières. Au total, la fondation Dignity a versé, jusqu'à présent, près de 4,6 millions d'euros aux victimes reconnues.

Des victimes, il en sera également question du 21 au 24 février au Vatican où le Pape François a convoqué une conférence épiscopale qui réunira tous les présidents des conférences épiscopales de la planète, mais aussi les chefs des églises orientales, des représentants de congrégations religieuses et de la Curie romaine. Cette réunion visera avant tout à donner des règles concrètes de prévention aux évêques.

"Pour le Saint-Père, il est fondamental de faire en sorte qu'en retournant dans leurs pays, dans leurs diocèses, les évêques venus à Rome soient conscients des règles à appliquer et accomplissent ainsi les pas nécessaires pour prévenir les abus, protéger les victimes et s'assurer qu'aucun cas ne soit couvert ou occulté", avait ainsi expliqué mi-janvier le directeur de la salle du presse du Vatican, Alessandro Gisotti.

Le pape "veut que cette rencontre soit une réunion de pasteurs, non pas un congrès d'études", avait-il ajouté. Belga